Le Monde.fr Culture 2/11/2011
ROME CORRESPONDANT
Ils le bichonnent, font reluire le sol du hall en marbre à grands coups de serpillière. L’air empeste les produits d’entretien. Ce théâtre du centre de Rome dont ils ont pris possession il y a près de cinq mois est devenu leur propriété provisoire. Chaque jour, une centaine de personnes, acteurs et techniciens, se relaient en effet pour occuper les lieux ; chaque nuit ils y dorment et rêvent d’une culture qui deviendrait “un bien commun”.
Tout commence le 14 juin. La veille, les Italiens ont voté par référendum quatre lois, dont une sur la privatisation de l’eau. Le lendemain, une centaine de personnes se font ouvrir le Teatro Valle, le plus ancien théâtre de la capitale et investissent le site du foyer aux balcons. Le rapport ? Eux aussi protestent contre un projet de la mairie, propriétaire des murs du “Valle”, d’en confier – sur appel d’offres – la gestion et la programmation à un investisseur privé.
Dans l’Italie de la crise et de la quasi-faillite de l’Etat, leur geste, disent-ils, est “un acte de résistance, un témoignage des conditions dans lesquelles vit la culture”. “Occuper un théâtre pour nous, c’est comme occuper une usine pour des ouvriers. Nous aussi nous produisons”, explique Tania. “Nous n’avons rien contre le privé en soi, précise Fausto, mais un particulier qui s’offre un théâtre pensera d’abord à faireune opération commerciale.”
“Nous n’avons rien contre la gestion publique non plus, reprend Loredana, mais comment être sûr qu’un responsable nommé par une autorité politique restera indépendant.” Ici, on ne donne pas son nom de famille. Seul le “nous” a droit de cité. Rejetant les modèles existants, ils travaillent avec un juriste, Ugo Mattei, le rédacteur de la question du référendum sur l’eau, à la constitution d’une fondation inédite, qui dans ses statuts intégrerait la notion du théâtre et de la culture en général comme “un bien commun”, inaliénable, à disposition des citoyens et géré par eux. “Nous sommes en train de construire quelque chose qui n’existe pas”,explique Tania.
“La prudence est triste”
Faisant du Valle occupé et autogéré le laboratoire de leur utopie, ils expérimentent au quotidien leurs principes. Toutes les décisions se prennent en assemblée générale. Le théâtre est ouvert tous les jours, du matin au soir. On peut y suivredes cours d’écriture, ou de décoration. Le prix des billets des spectacles qui s’y jouent presque chaque soir (artistes et troupes invités) est laissé à l’appréciation du public. Une banderole résume leur état d’esprit : “La prudence est triste.”
Odéon occupé en 1968 ? Cartoucherie de Vincennes dans les années 1970 ? Café de la gare ? Il y a un peu de tout cela au Teatro Valle. “Nous cherchons seulement à trouver un nouveau mode de relation entre les institutions et la culture, le public et les acteurs, le public et l’espace”, explique Tania. Pour l’instant les autorités n’interviennent pas, et la ville de Rome continue de régler les factures d’électricité. Le secrétaire d’Etat à la culture, Francesco Giro, est moins patient : “Moi, j’éteindrais la lumière, l’eau et le chauffage. Ce sont des hors-la-loi.” Pour les occupants du Teatro Valle, c’est un beau compliment.
Philippe Ridet
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